Barthélémy Toguo nous confronte à une forme d’empathie

Barthélémy Toguo, Bilongue: Blue Universe II
2020. Encre sur toile
100 x 100cm. © Galerie Stevenson
Barthélémy Toguo, Bilongue: Blue Universe II
2020. Encre sur toile. 100 x 100cm. © Galerie Stevenson

« Pour un moment transitoire et enchanté, l’homme a dû retenir son souffle en présence de ce continent, contraint à une contemplation esthétique qu’il ne comprenait ni ne désirait, face à face pour la dernière fois dans l’histoire avec quelque chose à la mesure de sa capacité d’émerveillement ».

Par cette citation, l’auteur John Green a noté comment le narrateur du célèbre roman américain The Great Gatsby nous oriente vers l’idée d’émerveillement – plus précisément la capacité d’émerveillement de l’humanité. On peut dire sans risque de se tromper qu’à notre époque, très peu de choses sont comparables à la capacité d’émerveillement de l’humanité, mais plus encore, très peu de choses sont comparables à notre capacité à ressentir.

Barthélémy Toguo, Bilongue (Great boast, small roast)
2020. Technique mixte sur papier. 38 x 29cm
Barthélémy Toguo, Bilongue (Great boast, small roast)
2020. Technique mixte sur papier. 38 x 29cm

Je ne dis pas que notre capacité à ressentir a diminué ou régressé, ce que je dis, c’est que de moins en moins de choses ont la capacité de nous émouvoir émotionnellement. Plus le rythme auquel nous sommes stimulés, divertis, défiés, provoqués, etc. augmente, plus le taux d’affect ou d’affectivité diminue. Nous nous appuyons ici sur l’idée d’affect telle que l’entendaient les philosophes français du siècle dernier — l’affect comme le sens de ce qui est ressenti ou comme l’activité mentale indispensable pour donner un sens au monde.

Je m’intéresse à ces moments d’affectivité qui sont vécus à travers un regard sur le monde de quelqu’un d’autre ; des moments qui se produisent à travers la littérature, la musique ou l’art, où l’on se retrouve à comprendre ou du moins à vouloir comprendre les expériences de quelqu’un d’autre. Bilongue (une exposition présentée à la Stevenson Gallery, au Cap) est la tentative de Barthélémy Toguo de comprendre les expériences des autres, où l’artiste se permet de lutter contre ces expériences trop complexes pour être synthétisées. La pauvreté du langage nous ferait identifier cela comme de l’empathie ; cependant, je pense que nous ne devrions peut-être pas nous contenter aussi rapidement de ce type de langage.

L’exposition de Barthélémy Toguo au sein de la galerie Stevenson (Cap, Afrique du Sud), a été conçue pour rendre hommage aux expériences des habitants d’une colonie à Douala, au Cameroun ; Bilongue. Il s’agit de personnes qui sont en grande partie confrontées à des conditions de vie difficiles.

L’exposition nous met face à face avec des portraits de résidents de Bilongue et nous sommes confrontés à des pensées, des sentiments, des plaisirs et des désagréments. Des dessins sur papier sont présentés ainsi que des sculptures sur bois, où des lignes sont ciselées sur le bois du Zingana de l’arbre Zingana d’Afrique de l’Ouest ( également connu sous le nom de Microberlinia Brazzavillensis). Les lignes forment les contours des traits distincts de chacun des sujets de l’artiste. Nous voyons la main de l’artiste à travers ses marques sculptées sur le bois, mais nous voyons aussi les marques de la nature à travers le phloème de l’arbre. L’illusion de verticalité et de contours profonds est renforcée par cette intersection de l’empreinte naturelle sur l’écorce intérieure et des marques de Barthélémy Toguo.

En parcourant l’exposition, nous retrouvons une possible affectivité. Par un usage lyrique des idiomes et de la poésie accompagnant les tendres représentations de différents visages, nous sommes amenés à une autre forme de sensibilité où nous pouvons trouver une nouvelle manière de ressentir, ce que j’aimerais proposer que nous pensions comme un sentiment profond. Le sentiment profond comme un type de sentiment incarné et affectif que l’on ne rencontre que par le travail mental conscient.

En l’occurrence, « profond » désigne ce que la défunte compositrice américaine et membre du Deep Listening Band Pauline Oliveros appelle des complexités, des limites ou des frontières qui dépassent les conceptions ordinaires ou habituelles. Ce qui est profond comme ce qui dépasse la compréhension actuelle ou ce qui comporte trop de parties inconnues pour être facilement saisi. Par extension, les sentiments profonds dépassent l’engagement superficiel de comprendre les expériences d’autrui. Les sentiments profonds exigent des efforts et nous invitent à approfondir notre capacité à ressentir. Lorsque nous regardons le bois sculpté et l’encre représentant les habitants de Bilongue, nous ne prétendons pas comprendre ou connaître leurs expériences, nous nous efforçons simplement d’atteindre notre pleine capacité à ressentir profondément avec (et non pour) l’autre.

Vues de l'exposition Bilongue par Barthélémy Toguo à la galerie Stevenson, Cap Afrique du Sud. © Galerie Stevenson
Vues de l’exposition Bilongue par Barthélémy Toguo à la galerie Stevenson, Cap Afrique du Sud. © Galerie Stevenson

Bilongue de Barthélémy Toguo nous ramène tout droit à cette citation du Grand Gatsby : pour un moment d’enchantement transitoire, nous retenons notre souffle en présence de ces images du peuple de Bilongue, contraints à une contemplation esthétique que nous ne comprenons pas, face à quelque chose à la mesure de notre capacité à ressentir.

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À propos de l’auteur

Nkgopoleng Moloi

Rédactrice et photographe basée à Johannesburg. Nkgopoleng s’intéresse aux espaces que nous occupons et dans lesquels nous naviguons, mais aussi à la façon dont ils influencent les gens que nous devenons. L’écriture est un outil qu’elle utilise pour comprendre le monde qui l’entoure et pour explorer les choses qui la passionnent et l’intriguent, notamment l’histoire, l’art, la langue et l’architecture. Elle entretient une réelle fascination pour les villes, leur complexité et leur potentiel.

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